Aller au-delà du nouveau code en utilisant les ressources de la loi 2022-08. Par le Professeur Abdoulaye SAKHO, Agrégé des facultés de Droit/ Institut EDGE. Directeur du Master en Management et Régulation des marchés publics (ARCOP/ UCAD/ENA).
L’existence d’un système de contrôle n’est pas forcément gage d’efficacité du contrôle. Les procédures liées à la commande publique existent depuis très longtemps, pourtant leur efficacité est souvent mise à rude épreuve et, on est régulièrement conduit à des réformes. Il n’est pas nécessaire de lister ici toutes les réformes du droit sénégalais de la commande publique. La dernière en date est celle qui nous gratifie d’un nouveau code des marchés publics dont la vanité, a l’instar de toute nouveauté, est d’avoir la prétention de régler tous les problèmes que posait l’application de l’ancien texte. On verra avec le temps. En attendant, j’aimerais, malgré tout et dès à présent, souligner le fait que notre système de contrôle de la commande publique issu du nouveau décret, vient de rater le virage de la compliance qui, pourtant lui était grandement ouvert. C’est l’objet de ces quelques lignes qui suivent.
Le nouveau Code des marchés publics de la République issu du décret n°2022-2295 du 28 décembre 2022 contient un dispositif de contrôle ainsi prévu à l’article 141 :
« Sans préjudice des dispositions législatives et réglementaires relatives au contrôle des dépenses publiques respectivement applicables aux autorités contractantes, le contrôle des marchés publics est assuré par :
1. l’organe en charge du contrôle des marchés publics qui est chargé du contrôle a priori de la passation des marchés publics ;
2. la Cellule de passation des marchés publics pour les marchés qui n’ont pas atteint le seuil de revue de l’organe en charge du contrôle des marchés publics ;
3. les organes de contrôle interne existant au sein de l’autorité contractante qui effectuent un contrôle a posteriori dans des conditions fixées par chaque autorité contractante ;
4. l’organe en charge de la régulation des marchés publics qui effectue un contrôlele a posteriori. »
Ainsi de la manière la plus classique possible en matière de régulation, il est prévu un système qui repose sur l’Ex ante et l’Ex post. Rien de nouveau de ce point de vue.
Pourtant l’occasion était offerte d’introduire des éléments de modernisation et d’une plus grande efficacité du contrôle de la commande publique. Il n’est même pas besoin d’aller très loin car, on pouvait puiser dans notre droit positif. D’ailleurs le nouveau code issu du décret de 2022 ne s’est pas gêné pour puiser dans ce droit positif. En effet dans l’élargissement du périmètre d’application du code, il a tout bonnement emprunté le concept de « société publique » qui est une innovation majeure de la loi 2022-08 sur le secteur parapublic[1].
Aujourd’hui les observateurs et analystes des formes d’action de l’Etat s’accordent sur le fait que la compliance est le complément ou le prolongement de la Régulation. En ce sens, l’analyse économique du droit a montré que les acteurs d’un secteur économique donné « peuvent avoir intérêt à montrer par avance qu’elles obéissent à la loi dans une stratégie à long terme de réputation et de fiabilité » plutôt que de subir un contrôle sur l’application ou non d’une réglementation quelconque, (Marie Anne Frison Roche, Les outils de la compliance, Dalloz, 2022).
C’est tout le sens de la Compliance telle que développée depuis quelques années et telle qu’introduite en droit interne sénégalais par la loi 2022-08 qui a innové en matière de contrôle de la gouvernance des entités du secteur parapublic.
On sait qu’aujourd’hui, les règles éthiques et déontologiques d’origine essentiellement privée se sont multipliées. Ainsi, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à promouvoir une démarche de «sûreté éthique » et de « management des risques » qui s’inscrit dans une politique globale de compliance et d’affirmation de leur responsabilité sociétale.
La compliance est « l’ensemble des processus qui permettent d’assurer la conformité des comportements de l’entreprise, de ses dirigeants et de ses salariés, aux normes juridiques et éthiques qui leur sont applicables ». (Définition du Cercle de compliance, une association française d’étude sur la compliance).
Ce qui est important dans la démarche de la compliance, « c’est moins de savoir si les entreprises enfreignent les règles qui s’appliquent à elles, que de savoir si elles mettent en œuvre, en leur sein, un dispositif efficace pour prévenir le risque d’infraction à ces règles. L’objectif de la compliance, c’est donc l’aménagement d’un « milieu au sein de l’entreprise » qui puisse faire diminuer tendanciellement le risque d’infraction aux règles ».
En conséquence :
– Les entreprises ne seront plus seulement responsables pour avoir enfreint les règles qui s’appliquent à elles.
– Mais aussi et surtout, pour ne pas avoir mis en place un dispositif efficace dans le but de prévenir le risque d’infraction à ces règles. Les processus de compliance reposent sur des techniques et une stratégie de gestion.
- Des techniques préventives comme la mise en place de programmes de conformité et l’apparition de techniques alternatives aux juridictions : transaction sans reconnaissance de culpabilité, véritable alternative aux poursuites pénales. (Par exemple, sur le modèle des « deferred prosecution agreement » ou « accord de poursuite différée » du droit américain, le droit français par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 a introduit dans le droit pénal et la procédure pénale française « la convention judiciaire d’intérêt public »).
- La compliance relève aussi de la gestion car, c’est un changement de culture dans le « conduct of business », une réformation morale du comportement des acteurs et, principalement des dirigeants de l’entreprise.
Innovations de la loi 2022-08 sur le système de contrôle des entités du secteur parapublic
Chez nous, la loi 2022-08 exige la mise en place, dans chaque entité du secteur parapublic, d’un dispositif de compliance reposant sur une politique d’audit interne destinée à apprécier les risques, à lancer l’alerte de façon précoce et à formuler des recommandations en vue d’en améliorer le fonctionnement.
C’est ce qui ressort de l’article 57 de ladite : les entreprises publiques adoptent et mettent en place un dispositif de contrôle interne destiné à fournir une assurance raisonnable quant à la réalisation, entre autres, des objectifs suivants :
– la conformité des procédures internes aux lois et règlements en vigueur notamment sur l’environnement, sur la parité …
– le respect de la réglementation en vigueur…
– la cartographie des risques.
On est en plein dans la compliance que le secteur financier connait depuis longtemps.
Ces innovations peuvent-elles aider à améliorer le système de contrôle de la commande publique?
Actuellement ce contrôle repose essentiellement sur la Régulation. Peut-il ou doit-il muer vers l’intégration des outils de la compliance ?
Rappels sur la régulation
La régulation est un contrôle externalisé, œuvre d’une structure créée à cet effet avec une autonomie réelle qui permet de se maintenir à égale distance des parties prenantes à la commande publique et dont la mission essentielle est le maintien de l’équilibre du système avec possibilité de le rétablir en cas de déséquilibres. C’est bien la mission de l’ARMP qualifié d’Autorité Administrative Indépendante (AAI) par le décret portant sur son organisation et son fonctionnement : « L’ARMP est une autorité administrative indépendante, rattachée à la Primature… .Elle est dotée de l’autonomie financière et de gestion ». Ce qui recoupe la définition des AAI prévue à l’article 2 de la loi n°2002-23 portant cadre de régulation pour les entreprises concessionnaires de service publics : « l’institution de régulation est une AAI dotée de l’autonomie financière et de gestion. Ses décisions ont le caractère d’actes administratifs; elles sont susceptibles de recours juridictionnels devant les Cours et tribunaux ».
Du point de vue méthodologie, la régulation repose sur la conciliation d’intérêts catégoriels en vue de trouver un équilibre. Il s’agir en fait d’assurer le fonctionnement correct d’un ensemble économique complexe ou d’un système politique complexe en harmonisant les points de vue et en arbitrant entre les divers intérêts en présence, aussi bien en aval pour résoudre des litiges qu’en amont pour fixer les règles du jeu et définir les équilibres souhaitables.
Du point de vue fonctionnement, elle repose sur deux éléments-clés : des règles et des institutions chargées de faire respecter ces règles. Les institutions spécialisées permettent de compléter l’action de la justice. Les règles relatives à l’activité portent généralement sur la correction des défaillances du marché : prévention des déséquilibres (régulation ex ante) et correction des déséquilibres (régulation ex post)Mais de plus en plus, élargissement aux règles sur la sécurité, la protection de l’environnement et une utilisation correcte des installations et des sites (exploitation des ressources du sous-sol) …
Difficultés dans l’efficacité de la régulation
Aujourd’hui que la question de la légitimité de la régulation ne se pose plus du tout. C’est plutôt celle relative à l’efficacité de la régulation qui est permanente et qui justifie donc la pertinence de ce papier entre vos mains. C’est en effet, la recherche de l’efficacité qui conduit à ma proposition d’utiliser les outils de la compliance pour une meilleure efficacité de la régulation.
Ces difficultés se posent à plusieurs niveaux. Retenons ici juste les difficultés relatives à une fonction essentielle en régulation, le suivi du respect des règles établies. Et je prends comme exemple : la difficile articulation des interventions du régulateur sectoriel et de celles de l’autorité de concurrence. Comment régler les problèmes de concurrence dans l’espace UEMOA ? Qui est compétent entre le régulateur sectoriel et la commission de l’UEMOA ?
Une nouvelle logique : la compliance
C’est ce genre de difficultés qui conduit de plus en plus à la recherche d’une logique différente dans l’approche des secteurs régulés. A défaut d’avoir de la satisfaction à partir du régulateur, le curseur se déplace et fait de l‘opérateur, l’acteur central du contrôle du suivi des règles. Le régulateur continue de conserver son pouvoir de supervision du secteur : la supervision jusqu’ici réservée à des secteurs très spécifiques, à savoir la banque, l’assurance et la finance, s’étend désormais à tous les secteurs d’activités régulées.
Pour rappel, la compliance est l’ensemble des processus qui permettent d’assurer la conformité des comportements de l’entreprise, de ses dirigeants et de ses salariés aux normes juridiques et éthiques qui leur sont applicables. Au plan juridique, c’est l’obligation qu’ont les entreprises de donner à voir qu’elles se conforment en permanence et d’une façon active au Droit.
Le principal objectif de la compliance c’est de contraindre les entreprises à prouver qu’elles prennent effectivement en charge la concrétisation de certains buts qui dépassent leur but traditionnel pour lequel on les a créées (Ex gagner de l’argent pour les entreprises commerciales). Au niveau mondial, ces buts sont : lutte contre le blanchiment, la fraude fiscale, la corruption, les droits de l’homme, la préservation de la nature …
La compliance est étrangère à la culture juridique française qui nous régit et qui repose sur l’idée de légalité, sur l’idée qu’il existe des règles qui ordonnent des conduites, dictent des interdits et menacent ceux qui les enfreignent d’une sanction prononcée suite à un procès.
Fonctions de la commande publique et compliance : les achats publics, un puissant levier de développement.
Il est clair que la commande publique est un terreau fertile pour la compliance : le régulateur sera intéressé à déplacer la fonction contrôle sur la tête des acteurs eux-mêmes pour actionner différentes fonctions. Levier environnemental : discriminations en faveur de l’intégration de considérations environnementales dans l’octroi des contrats publics. Levier social : discrimination positive pour les entreprises qui font de la place aux personnes physiquement défavorisées (insertion des handicapés). Levier économique : discriminations positives en faveur des PME/PMI ou préférence nationale, contenu local …
Rôle de l’ARCOP dans la compliance
N’appartient-il pas à l’ARCOP d’exiger dorénavant la mise en place de ce dispositif dans toutes les structures relevant de son magistère ? Pour les opérations ne relevant pas du code de la commande publique par dérogation, il faudra peut-être exiger le dispositif aux entreprises en cause. Les manquements aux obligations de compliance sont sévèrement sanctionnés, il serait peut être intéressant de préparer notre justice à ces questions …
Une certitude : le régulateur devra se préparer à de nouvelles fonctions notamment le contrôle de l’effectivité des normes et instruments de la compliance dans les entreprises assujetties au droit de la commande publique.
Une incertitude : les modalités de ce contrôle n’étant pas encore bien cernée, il faudra peut-être un responsable ou un service compliance chez le régulateur ?
[1] Cette loi date du 19 avril 2022. Son intitulé exact : Loi d’orientation relative au secteur parapublic, au suivi du portefeuille, de l’Etat et au contrôle des personnes morales de droit privé bénéficiant du concours financier de la puissance publique. Elle a abrogé de manière expresse la loi n°90-07 du 26 juin 1990 relative à l’organisation et au contrôle des entreprises du secteur parapublic et au contrôle des personnes morales de droit privé bénéficiant du concours financier de la puissance publique. Elle a donné à toutes les structures assujetties, un délai de 1 an pour la mise en conformité avec ses dispositions : date limite donc le 19 avril 2023.